Just that

In: IACSA, Cultural studies in architecture, January 2010, Vol.2. n°1, pp. 4-6

Que ça

Revenant de cette montagne chauve où nous avons, pour nouvel-an, préparé un ragoût d'agneau aux abricots, encore sous le coup de sang d'une descente rapide et enneigée nous nous serrons entre nos sacs, dans le train de Bâle, et là j'écarte les pans de mon laptop, présente l'image à l'un de mes compagnons de réveillon qui, pour l'avoir étudiée un tant soit peu, me confirme que la graphie qu'on y déchiffre majoritairement est bien nippone, et puis quoi ? Une fois l'image localisée, notre distance à elle assurée, comment avancer, tandis que le train s'approche irrémédiablement de Bâle, car sauf le contexte le plus large, à savoir IACSA, il n'y a encore qu'un dialogue différé avec des commentateurs inconnus de nous... que ça, tout virtuel, qu'on sache pour l'heure...
Et qu'il n'y ait pas d'histoire, au sens iconographique, à reconnaître dans l'image, qu'on dissimule de surcroît l'histoire qui entoure cette image, le commentateur finirait alors par traîner l'image dans la sienne propre... Pour éviter cela, il commencera peut-être par le plus trivial : Quels mouvements et gestes ont présidé à la représentation, à son cadrage ? Puis : Quels mouvements l'espace représenté permet-il d'accomplir à ses usagers ? Quels gestes les interfaces de ce monde-là programment-ils ? On partirait alors ici sur : passer à pied, en voiture, et presque sans pause, insérer une pièce, consommer, jeter... take (and live with others) away... – Mais non, une description du type « la casquette à Charles Bovary » devrait nous promettre plus d'amusement.
Venue en parallèle gauche (à l'objectif), la ruelle serpentine descend et s'enroule autour du biseau d'un bâtiment fort hétéroclite au toit rapiécé, de tôle et de plastique, et dont le mur oblique devant nous est en partie masqué par une palissade métallique où s'adosse une rangée de distributeurs. Cet appendice en forme de 7 laisse deviner, entre la palissade et le mur, un volume assez chiche et certes accessible, dont cependant la porte est close maintenant et qu'il n'y a que le cadrage pour nous en faire croire l'usage important, autre que d'entreposage. A cette énigme-là s'ajoute un rien d'étonnement face à la tentative ratée d'harmoniser ce collage de surfaces de récupération en un fond blanc sur lequel il n'y aurait plus que les sodas pour se détacher et se proposer dans l'éclat d'un néon. Or le disparate de ce coin résiste, va jusqu'à s'accuser de manière un peu grotesque et pompeuse, notamment sous la griffe des tagages dont l'anglais nofuturesque ne semble être la marque – nous sommes au Japon, avons-nous établi – que d'une culture urbaine globalisée, et n'être eux-mêmes, en fait de signature, qu'une souillure de componction, pur décor, laissant indemne la marchandise... Le coin de chaos résiste, oui, mais en même temps il se circonscrit tout à fait méticuleusement et s'aligne sur le fin bord de la route qui, alors, s'enfonce en parallèle droite, lisse, inencombrée...
Au coin, au prisme précaire que la tranchée de la ruelle donne à voir, répond le triangle du personnel de l'image. Un homme debout à gilet orange, un livreur ? un facteur ? quelqu'un de la voirie ? Ou question extrême-orientaliste dont il nous faut avoir honte ? Cet homme nous voit qui viendrait à nous... peut-être... bref, un homme debout nous voit photographier debout, tandis que nous en voyons un autre manger accroupi, à hauteur de poubelle, et qui nous ignore. Un employé pressé ? Un flambeur rescapé de la nuit ? Tout à son casse-croûte, celui-là, et quels souliers ! Tandis qu'à nos pieds à nous ce sont des cônes de signalisation. Eux-aussi se pressent à la lisière de la serpente, ils nous séparent des autres humains et du chaos. Encore une fois, nous sommes du bon côté... de celui du brillant pavage, du côté d'un bar, ou d'une discothèque, dont les patrons veulent interdire qu'on stationne furtivement pour aller retirer une boisson en face.
Du dense à gauche, entrelacs des fils et des enseignes, au rare, aux simples grilles du fond à droite, notre backstreet se tord en chicane et présente au passage un mobilier bricolé, temporaire (mais qui pourrait bien s'arranger pour un temps indéfini de la négligence des urbanistes) et dédié aux transits rapides : intestinal, piétonnier, voiturier... anamnésique. Tellement, qu'à peine on a pensé à ce texte d'une époque (il y a trente ans) où le digital n'existait pas : « le flash du haïku n'éclaire, ne révèle rien; il est celui d'une photographie que l'on prendrait très soigneusement [...], mais en ayant omis de charger l'appareil de sa pellicule. Ou encore: haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit [...], en disant seulement : ça ! D'un mouvement si immédiat [...] que ce qui est désigné est l'inanité même de toute classification de l'objet, rien de spécial »* – et déjà on entre en gare de Bâle.

* Roland Barthes, L'empire des signes, Seuil, 1970.